CHINE (L’Empire du Milieu) - Médecine chinoise

CHINE (L’Empire du Milieu) - Médecine chinoise
CHINE (L’Empire du Milieu) - Médecine chinoise

Il existe de nos jours deux médecines en Extrême-Orient: la médecine importée d’Occident, positive et informée par les sciences et les techniques modernes et une médecine empirique qui se prétend héritière de l’ancienne médecine traditionnelle taoïste. Cette médecine essentiellement symptomatique, qui n’est plus sous-tendue par la doctrine antique (quelques vagues principes exceptés, indéfiniment répétés mais vidés de leur sens), consiste en l’usage général de formules: aux innombrables cas pathologiques affectés d’étiologies fantaisistes et catalogués plutôt qu’analysés, on fait correspondre des actes thérapeutiques séculairement éprouvés: intromission d’aiguilles, effets de caléfaction, massages en des points précis de la peau, administration de drogues tirées d’une pharmacologie à la fois riche et surprenante.

Cette médecine de praticiens – et non de cliniciens – ne connaît ni plus ni moins d’insuccès que la nôtre n’en comptait au siècle dernier: elle résulte de constatations statistiques implicites dues à une immense expérimentation.

Quant à la médecine traditionnelle proprement dite, également invoquée par les médecins chinois et par la plupart de leurs émules occidentaux, elle est aujourd’hui fort mal connue. Sans doute se trouve-t-il encore un très petit nombre de maîtres respectables, dans quelques monastères taoïstes et dans quelques retraites inaccessibles, des moines initiés à la vieille doctrine du Ciel et de la Terre; mais c’est, paradoxalement, en Occident que les recherches de certains sinologues et de médecins contribuent à mettre au jour les traces enfouies des conceptions médicales de l’ancienne Chine, adaptées de la cosmologie. Alourdis par d’innombrables gloses, torturés par des générations de copistes, les documents sont rendus encore plus difficilement pénétrables par les distorsions sémantiques volontaires dont usèrent leurs auteurs afin de prévenir une divulgation considérée comme contraire aux voies de la tradition. Passé le double mur de la langue et de l’ésotérisme, et non sans efforts, on parvient toutefois à déceler quelques lueurs.

Sur les principes cosmologiques et sur les sources de cette tradition médicale, le lecteur pourra consulter utilement l’article CHINE – L’homme et l’univers.

La tradition

Au sens le plus strict du terme, une tradition a pour origine une révélation. En Chine, on raconte que cette révélation fut apportée à des personnages mythiques, héros de légendes, par des créatures fabuleuses: dragons, tortues, volatiles extraordinaires. Que ces faits n’aient rien d’historique ne change rien à la définition de l’époque traditionnelle: une conception générale de la vie, véritable théorie d’élaboration très poussée, objet précis de la révélation, fut à l’origine de la médecine chinoise. C’est en effet à partir de cette théorie dont ils eurent la révélation que les empereurs mythiques Huangdi et Shennong promurent la médecine, chacun étant réputé être à l’origine de l’une des deux grandes voies de la médecine traditionnelle chinoise, puisqu’on attribue la découverte de l’emploi des remèdes à Shennong et celle de l’acupuncture à Huangdi.

La théorie révélée

Il faut donc, avant tout développement sur la médecine chinoise, rappeler la théorie générale qui, révélée, en est le fondement. Selon cette théorie, toute manifestation est régie par une loi très simple, celle du rythme à deux temps. À toutes les échelles de temps possibles, on peut distinguer, dans tout phénomène, un temps actif et un temps passif. L’exemple le plus évident est l’alternance des jours et des nuits, ou encore celle des saisons chaudes et froides: c’est la loi du yin-yang , où yin est l’inertie et yang la force exprimée. Par suite, ces deux termes peuvent acquérir de nombreux sens extensifs, dont voici quelques exemples:

force inertie

Ciel Terre

essence substance

chaleur froid

externe interne

mâle femelle

L’exemple du nycthémère (vingt-quatre heures consécutives) montre que yin et yang , bien que termes contraires, s’interpénètrent en évoluant: à l’aube, le yin (nuit) s’atténue à mesure que le yang (jour) prend force, et inversement au crépuscule. L’alternance de ces deux états n’est donc qu’apparente car, en réalité, ils coexistent, et ce n’est que la proportion de l’un par rapport à l’autre qui est sujette à variation. En bref, il y a plus de yang que de yin dans la journée, plus de yin que de yang pendant la nuit.

Le Taiji ou Principe suprême (fig. 1) illustre cette théorie. On y voit le yang , en clair, naître au pôle inférieur et culminer au pôle supérieur, après être passé par la gauche: de minuit, on passe à midi par l’aube. Quant au yin , il apparaît au pôle supérieur pour atteindre son maximum au pôle inférieur en passant par la droite: de midi, on passe à minuit par le crépuscule.

Les «yeux» de ces sortes de têtards que sont ici yin et yang ne sont là que pour rappeler que, lorsque le yang atteint son maximum, le yin y est déjà – ou encore – présent, et inversement. C’est indiquer que yin et yang , bien que termes parfaitement opposés, sont toujours associés dans toute manifestation, en proportions essentiellement variables, parfois infinitésimales: jamais l’un ne peut exister sans l’autre.

Pour mieux comprendre encore cette figure, on peut lui superposer deux axes perpendiculaires, l’un vertical, l’autre horizontal, qui la partagent en quatre quarts. Si l’on reprend la comparaison du nycthémère, avec midi en haut et minuit en bas (axe vertical), l’aube sera à gauche et le crépuscule à droite, sur l’axe horizontal, et on s’aperçoit qu’à ces instants précis yin et yang sont en équilibre, en proportions égales, car l’axe horizontal contient autant de l’un que de l’autre.

Le rythme d’une manifestation quelconque doit donc être représenté par le mouvement de haut en bas et de bas en haut d’une sécante horizontale parallèle à cet axe. Quand cette sécante est dans la moitié supérieure (A), elle définit un état yang , qui apparaît plus exactement comme une proportion où le yang domine le yin ; et vice versa si la sécante est dans la zone inférieure (B).

Reprenant une fois encore l’exemple du rythme des jours et des nuits, à l’aube (mi-nuit, mi-jour) la sécante, qui monte, passe sur l’axe horizontal, puis continue à monter jusqu’à midi, point de contact avec le pôle supérieur. Le yang croît alors au fur et à mesure que le yin décroît. Puis, à partir de midi, la sécante redescend et, bien que le yang reste supérieur au yin en proportion, il décroît jusqu’à ce que la sécante soit sur l’axe horizontal: c’est le crépuscule (mi-jour, mi-nuit). Ensuite la sécante, qui continue de descendre, signale la domination du yin , lequel augmente toujours, à mesure que le yang diminue, et arrive au point inférieur de tangence, minuit. De là, la sécante va remonter, indiquant que le yin diminue pendant que le yang augmente, jusqu’à l’aube, où elle contient autant de yang que de yin .

Mais ce schéma n’est pas seulement une horloge: c’est aussi un calendrier. Si l’on repère, chaque jour, la hauteur du soleil sur l’horizon à midi (sud), on sait que son point le plus haut marque le solstice d’été (point de contact avec le pôle supérieur), son point le plus bas le solstice d’hiver (point de contact avec le pôle inférieur), et que ses positions moyennes (axe horizontal) sont celles des équinoxes (équilibre yin -yang sur l’axe). Notons en passant que, le jour du solstice d’été, le soleil a terminé sa croissance, mais n’a pas encore commencé de décliner. Il marque là un «point fixe» (sol stat ); de même, mais à l’inverse, au solstice d’hiver. Ce point d’arrêt n’est autre que le point de contact de la sécante horizontale avec les pôles de la figure.

C’est là le principe d’analogie qui, avec la loi du rythme, constitue le fondement de toute la tradition chinoise: nycthémère et années ont les mêmes jalons rythmiques et, par suite, il n’est guère concevable que toute autre manifestion, rythmée par définition, n’obéisse pas à ce même schéma qu’est le Taiji : d’où le nom de celui-ci. Or, la physiologie, essentiellement rythmée, peut à tous ses niveaux être rapportée au Taiji , lequel exprime aussi bien le cycle cardiaque (systole et diastole), la période respiratoire (inspiration et expiration), que tout métabolisme organique ou cellulaire (anabolisme et catabolisme). À l’état de santé, l’organisme obéit aux incitations du milieu extérieur; en d’autres termes, le microcosme reproduit le macrocosme, l’exemple le plus évident étant que l’homme travaille le jour (yang ) et se repose la nuit (yin ). La maladie n’est pas autre chose, du point de vue traditionnel, qu’un vice dans cette harmonie. Et, sachant la régularité des rythmes cosmiques, il paraît évident que cette dysharmonie morbide n’est pas le fait du macrocosme, mais bien du microcosme, de l’homme lui-même, du malade, qui a commis, consciemment ou inconsciemment, une erreur quant à sa façon d’«exister dans le cosmos».

Tout le problème médical va donc consister à remettre le malade dans la bonne voie, à rétablir l’accord le plus parfait possible entre ses rythmes internes et ceux du milieu, ce qui implique un certain nombre d’opérations, parmi lesquelles on peut distinguer des actes diagnostiques et les actes thérapeutiques consécutifs.

Le diagnostic

S’il ne manque pas de moyens de connaître l’état actuel des rythmes extérieurs (calendriers, cadrans solaires, etc.), comment explorer les rythmes internes d’un malade, afin de pouvoir les comparer aux précédents? Tel est le problème auquel la tradition apporta une solution grâce à son instrument essentiel: la loi d’analogie. Celle-ci montre que le rythme du tout induit les rythmes partiels, mais sa réversibilité permet de comprendre que la partie rend compte du tout. Dès lors, il suffit de trouver et d’étudier un rythme bien perceptible dans l’organisme malade pour y trouver le défaut – et la localisation de celui-ci – sur le Taiji .

Comment les médecins traditionnels connaissaient-ils l’importance du cœur parmi tous les autres organes, comment savaient-ils qu’il était en quelque sorte le moteur des phénomènes vitaux chez l’homme? C’est là un mystère, mais toujours est-il qu’ils tirèrent toutes les indications qui leur étaient nécessaires de l’examen palpatoire du pouls. On dit que c’est Bian Jue qui inventa cette méthode au IIIe siècle avant J.-C.; mais, en fait, la sphygmologie chinoise est décrite dans des ouvrages nettement antérieurs, tel le Nei jing su wen attribué à Huangdi, dont les compilations les plus lointaines remontent à 500 avant J.-C., mais dont le fond remonte beaucoup plus loin dans le temps.

La médecine occidentale ne prend le pouls que pour évaluer la fréquence des pulsations cardiaques et distingue, sans beaucoup de conclusions diagnostiques, un pouls mou ou dur, bondissant, dépressible, filant, etc. Ce ne sont là que quelques paramètres parmi de nombreux autres pour la médecine chinoise, qui décrit trente formes principales de pouls capables de se combiner entre elles: fu , émergé; chen , immergé; chi , lent; shu , rapide; da , grand; xiao , petit; hua , précis; shi , contraint; chang , long; duan , court; huan , espacé; jin , serré; xu , vide; shi , plein; hong , jaillissant; wei , évanescent; kou , détendu; xian , tendu; ge , altenant; lao , permanent; ru , onctueux; ruo , faible; san , flou; xi , fin; fu , sidéré; dong , frappant; ji , impétueux; cu , contracté; chi , freiné; dai , interrompu.

Chaque forme, ou chacune des combinaisons de formes, peut apparaître sur chacune des six localisations décrites par la tradition pour un pouls donné, selon la règle suivante: pour une artère nettement palpable (radiale, cubitale, pédieuse, tibiale postérieure, temporale superficielle, fémorale, etc.), trois doigts – index, médius et annulaire – perçoivent à gauche et à droite trois jalons différents le long de l’artère, lesquels seront reportés au Taiji :

à gauche ,
pouls amont (annulaire droit): début de la croissance du yang ;
pouls moyen (médius droit): équilibre yin-yang dans la croissance du yang ;
pouls aval (index droit): arrivée du yang à son acmé;

à droite ,
pouls amont (annulaire gauche): début de la décroissance du yang ;
pouls moyen (médius gauche): équilibre yang -yin dans la décroissance du yang ;
pouls aval (index gauche): arrivée du yang à son minimum.

On constate qu’il n’est question ici que de la variation du yang : il est en effet seul à se manifester, alors que le yin , inerte par définition, ne se manifestant pas, ne peut pas être apprécié. Par le moyen du pouls, les médecins chinois de la tradition purent donc situer, dans le cycle, le moment de la perturbation causant la maladie (localisation) et la nature de cette perburbation (forme), c’est-à-dire trop ou pas assez de yang par rapport à la proportion normale entre yin et yang .

Principes thérapeutiques

Après avoir ainsi dépisté, localisé et défini la dysharmonie rythmique qui est au fond de la maladie, la médecine chinoise traditionnelle met en jeu l’acte thérapeutique afin de restituer au malade un rythme aussi parfait que possible. Dans son vingt-cinquième chapitre, le Nei jing su wen indique l’ordre d’importance des différentes interventions thérapeutiques, dont la hiérarchie doit être considérée comme traditionnelle: 1o traiter l’esprit; 2o savoir nourrir le corps; 3o prescrire des remèdes; 4o piquer l’aiguille d’acupuncture.

Les deux premiers points font apparaître la dualité essence-substance sous la forme de l’esprit et du corps, et il semble qu’il faille d’abord s’adresser à l’esprit: esprit du malade, d’une part, et certains pourront peut-être voir là une approche psychosomatique de la maladie; esprit de la théorie et du Taiji , d’autre part, ce qui consiste à expliquer au malade pourquoi et comment s’aligner sur les rythmes cosmiques dans sa vie courante. Il est évident que celui qui vit «près de la nature», qui se lève et se couche avec le soleil, par exemple, est moins sujet aux maladies que celui qui ne tient pas compte des cycles extérieurs pour organiser sa vie.

Le deuxième point fait allusion à la façon de s’alimenter. Une alimentation mal équilibrée peut, en effet, être cause de maladie, et cela sous deux aspects distincts: organisation des repas et nature des aliments. La diététique chinoise traditionnelle est très complète et très précise, plaçant à midi le repas le plus important de la journée et donnant, pour chaque aliment, son influence sur des secteurs précis de la physiologie. Ainsi, par exemple, le riz stimule les vaisseaux mais affaiblit la peau; la viande de porc perturbe les voies urinaires, tonifie la fonction biliaire et inhibe l’intestin; les acides perturbent le foie, stimulent le cœur et appauvrissent le métabolisme général.

Ces exemples, qui peuvent surprendre, ne découlent aucunement d’une expérimentation quelconque mais, bien au contraire, de la loi d’analogie, qui situe précisément chaque aliment, végétal et animal, en un endroit déterminé du Taiji , en concordance ou en opposition avec une fonction ou un organe classé de la même façon.

C’est seulement après ces grandes prescriptions qu’arrivent, hiérarchiquement, les actes thérapeutiques proprement dits.

Les remèdes

La tradition veut que Shennong ait inventé les remèdes. Le premier livre de matière médicale, le Shennong bencao jing (Traité des plantes médicinales de Shennong ), fut rédigé, dit-on, vers 2000 avant J.-C., par un auteur inconnu. Ce livre contenait la liste de trois cent soixante-cinq remèdes, par analogie avec les jours de l’année, et se divisait en trois parties:

– drogues inoffensives, toniques, conservant la santé, conférant résistance et longévité;

– drogues thérapeutiques à donner aux malades, les unes sans danger, les autres douées d’une certaine toxicité;

– drogues vénéneuses, à n’utiliser qu’avec de grandes précautions.

Tous ces médicaments étaient d’origine végétale et étaient répartis dans chaque catégorie en herbes, arbres, fruits, graines et légumes. Plus tard, un supplément fut ajouté à l’ouvrage, avec une liste d’autres remèdes, minéraux et animaux.

Dans le livre original, chaque plante est décrite avec une certaine précision mais, à part quelques lignes allusives ça et là, n’est que peu souvent assortie d’une indication thérapeutique précise. Il semble que ce soit dans les écoles de médecine d’alors, véritables centres initiatiques, que les indications des remèdes aient été données, oralement, par leur situation sur le Taiji , laquelle peut être justifiée par différentes caractéristiques de la plante: couleur, saveur, temps de semailles, etc. De même, l’ouvrage reste muet quant au mode d’administration des remèdes. Il est probable que les plantes étaient données sous forme d’infusions ou de décoctions, mais on ne saurait l’affirmer avec certitude. Par contre, l’heure de la prise du remède était déterminante, en raison de la correspondance du nycthémère avec le Taiji .

L’acupuncture

Spécifiquement chinoise, l’acupuncture (néologisme inventé par les jésuites de Pékin au XVIIIe siècle) apparut parallèlement à la pharmacopée, peut-être même antérieurement à elle, dans la mesure où son promoteur traditionnel, Huangdi, précède Shennong dans la chronologie légendaire, mais on ne saurait être affirmatif sur un tel sujet. De toute manière, c’est encore l’analogie qui sous-tend toute la méthode: douze lignes (jing ) sont décrites sur le corps et les membres (quatre membres, quatre saisons), chacune de ces lignes correspondant à chacun des douze mois de l’année, ou encore aux douze heures du nycthémère (l’heure chinoise traditionnelle vaut deux de nos heures). Sur ces lignes sont rangés trois cent soixante-cinq points très précis (xue ), autant que de jours dans l’année, autant que de plantes dans le Shennong bencao . Dans ces lignes circule une «énergie» (qi ) vitale, aussi importante, aux yeux de la tradition, que la circulation sanguine ou l’influx nerveux. Cette énergie est prélevée pour une part dans le milieu par la respiration et l’alimentation puis est mise en circulation par le cœur. Cette circulation, en relation avec les fonctions internes, est induite – et ne peut l’être – que par les rythmes extérieurs à l’organisme; elle obéit par conséquent au Taiji . Les lignes dans lesquelles le yang est croissant (côté gauche du Taiji ) intéressent le membre supérieur, membre «céleste»; les lignes dans lesquelles le yang décroît (côté droit du Taiji ) se rapportent au membre inférieur, membre «terrestre». Par ailleurs, les régions où le yang est plus fort que le yin répondent à la face postérieure du corps (moitié supérieure du Taiji ), alors que la face antérieure contient les lignes où le yin domine le yang (moitié inférieure du Taiji ): en effet, ce qui est yang est postérieur et ce qui est yin est antérieur. Sachant que yang (action, mâle) s’extériorise et le yin (inertie, femelle) s’intériorise, ce rapport s’explique grâce à la morphologie fœtale (fig. 2).

Ainsi, à un dérèglement précis, bien localisé sur le Taiji , répond sur la surface du corps un point non moins précis, lequel doit recevoir une action particulière: apport d’énergie en cas de carence, drainage d’énergie en cas d’excès. C’est par l’implantation d’une aiguille que ces effets sont obtenus, à condition toutefois que cet instrument réponde à certaines définitions traditionnelles. En effet, comme il s’agit, aux fins d’harmonisation, de mettre en rapport le microcosme et le macrocosme, l’aiguille représentera l’«axe du monde», axe idéal reliant Ciel et Terre, essence et substance, au lieu impliqué. L’aiguille d’acupuncture n’est donc qu’un agent de liaison entre deux rythmes, l’un perturbé et l’autre servant de référence. Ce n’est pas, comme certains modernes l’ont dit, un agent de réflexothérapie plus ou moins élaborée, mais bien un moyen idéal et symbolique, voire rituel, de remettre l’homme en contact avec le cosmos en un point de résonance bien déterminé. L’homme est le récepteur, c’est donc de son côté que sera la partie aiguë de l’instrument, la pointe. D’autre part, le Ciel, symbole de l’univers, nous apparaît sphérique, et notre horizon est circulaire: ce qui est dirigé vers le macrocosme, dans l’aiguille, devra comporter un anneau afin d’être mieux encore en résonance. Ce «trou de l’aiguille», ou encore «œil de l’aiguille», collecteur opposé à la pointe, complète symboliquement celle-ci. De tout temps, l’aiguille d’acupuncture des Chinois a comporté une boucle à l’extrémité de son manche; or, cette boucle paraît n’être justifiée par rien en ce qui concerne l’instrument lui-même ou sa fabrication. Mais, en tant que capteur cosmique, elle revêt autant d’importance que la pointe, alors que celle-ci est l’agent de transmission au microcosme.

Ce simple détail montre bien que l’acte de puncture fut un acte symbolique et rituel avant tout. La légende qui veut que l’acupuncture ait été découverte accidentellement à l’âge de pierre fut forgée par des empiriques ignorant le sens véritable de la piqûre. En fait, la tradition usa d’emblée de l’aiguille métallique telle qu’elle est décrite plus haut (on connaissait le bronze en Chine au milieu du deuxième millénaire au moins avant Jésus-Christ), et les bian shi , antiques poinçons de pierre chers aux vulgarisateurs de l’acupuncture moderne, n’ont aucune valeur aux yeux de la tradition.

Les principes fondamentaux de l’acupuncture traditionnelle sont contenus dans un traité, le Huangdi nei jing su wen (Simples questions de Huangdi sur les lois de l’organisme ), attribué bien entendu à Huangdi, mais en fait d’un auteur anonyme, et dont la date de rédaction est indéterminée, mais doit se situer dans les siècles qui ont immédiatement précédé l’ère chrétienne. Cet ouvrage fut par la suite assorti d’un supplément, analogue à celui du Shennong bencao , intitulé Lingshu jing (Traité des points curatifs ). Ces textes traitent de l’emploi des points d’acupuncture en vue de rétablir l’harmonie entre l’homme et le cosmos, et ils insistent à chaque page sur les lois du rythme yin -yang .

La médecine chinoise depuis le IIIe siècle avant J.-C.

Parallèlement à la médecine traditionnelle, une médecine empirique se développa bientôt en Chine.

La période empirique

Changement de doctrine

Si une doctrine préalable justifie, l’acte thérapeutique du médecin traditionnel, l’empirique ne peut justifier ses actes que par eux-mêmes et ne s’appuie que sur la statistique: un acte sera bon dans tel cas s’il a obtenu un résultat dans la plupart des cas semblables.

Des médecins «parallèles» existèrent très tôt à côté de la médecine traditionnelle, mais les empiriques devinrent officiels lorsque le premier empereur Qin, au IIIe siècle avant J.-C., fit table rase du passé et, incendiant tous les classiques, interdit tout recours aux données traditionnelles. Les initiés qui avaient pu sauver leur tête dans cette affaire entrèrent dans une sorte de clandestinité, sans trop oser se manifester, et les empiriques devinrent les seuls médecins désormais officiels, par le simple fait qu’ils n’évoquaient aucune tradition dans leur exercice professionnel.

Dès lors, avec la disparition des traditionnels (c’est à peine si, de nos jours, quelques initiés subsistent, héritiers d’une lignée ésotérique qui ne se manifesta plus jamais), les ouvrages de la tradition, que personne ne comprenait plus, furent recopiés, amputés des passages consacrés à la doctrine et commentés par des auteurs qui osèrent les signer de leur nom. Tels sont maintenant ces classiques reconstitués de mémoire après l’incendie des livres, incomplets, truffés de commentaires parasites et trop souvent erronés. Tao Hongjing (Ve s. apr. J.-C.) refit le Shennong bencao , auquel des auteurs successifs ajoutèrent encore des suppléments. Li Shizhen rédigea au XVIe siècle le texte encore utilisé actuellement, en supprimant purement et simplement le nom de Shennong du titre, qui devint Bencao gangmu (Index général des plantes médicinales ), où l’on est loin des trois cent soixante-cinq remèdes originels, puisque l’ouvrage contient maintenant plus de deux mille médicaments répertoriés. Cheng Jiaxiang en fit une réédition au XVIIe siècle, en signalant dans sa préface qu’il était homme de grand savoir et qu’il avait entièrement corrigé et révisé le texte. Or, il n’y changea strictement rien, se contentant de réutiliser les blocs d’imprimerie de l’édition précédente!

C’est dans le même esprit que les classiques de l’acupuncture furent traités, et Huangdi disparut du titre du classique qui devint, dès lors, Nei jing su wen . Certains même le coupèrent en deux parties, intitulant l’une Nei jing (Lois internes ) et l’autre Su wen (Simples Questions ), ce qui prouve bien qu’ils n’y comprirent pas grand-chose. De plus, et après les amputations d’usage, des commentaires vinrent s’intercaler entre ce qui restait du texte, de telle façon qu’il est impossible de distinguer ce qui est authentique de ce qui est apocryphe: au VIIIe siècle, Wang Bing, pour ne citer que lui, recopia ce qui restait du texte et ses propres commentaires dans le même corps de caractères. Bien entendu, le Lingshu jing subit le même sort.

Parallèlement s’ouvrirent des écoles où chacun pouvait postuler son admission et où l’on apprenait par cœur les indications thérapeutiques des plantes ou des points d’acupuncture. Chaque école édita son formulaire et, pour en faciliter la mémorisation, les formulaires furent mis en vers. Ainsi les textes du Si zong xue ge sur l’acupuncture: «Ventre et intestins demandent (la piqûre) du point sanli / Reins et dos dépendent du point weizhong / Pour la tête, penser d’abord au point lieque / Face et bouche se traitent au même point hegu .» Chaque point d’acupuncture porte en effet un nom descriptif qui permet de l’identifier.

Ainsi, la médecine se borna à accomplir une série d’actes thérapeutiques non réfléchis, sur des symptômes précis qui réclamaient selon l’usage établi telle ou telle intervention. Car l’examen du pouls fut abandonné au profit du catalogue des symptômes: on traita la maladie au lieu de traiter le malade, les causes de la maladie furent oubliées au profit de l’expression pathologique. Quelques auteurs, tel Wang Shuhe au IVe siècle, publièrent bien des études sur le pouls, mais il semble que leurs efforts soient restés stériles: à l’heure actuelle encore, si le médecin chinois palpe le pouls du malade, il n’en tire guère de conclusions thérapeutiques; ses interventions sont toujours extraites d’un formulaire d’acupuncture ou de pharmacopée.

Ce fut même une obligation que d’appliquer le traitement «officiel» sous peine de sanctions, du moins jusqu’à la fin du siècle dernier. Le R. P. Leroy raconte en effet dans ses mémoires que, lorsque le traitement mis en œuvre échouait, le malade (ou sa parenté si celui-ci était mort), traduisait le médecin devant le tribunal. Deux questions étaient posées: Comment était la maladie? Comment avez-vous traité? Si le traitement répondait bien aux symptômes décrits, tout était bien, et le mort lui-même avait tort de se plaindre. Sinon, le médecin payait son ignorance ou sa maladresse sur sa bourse, ou même sur sa peau, car on lui appliquait, séance tenante, quelques centaines de coups de rotin!

Les apports étrangers

Dès les débuts de son histoire, la Chine fut soumise à des invasions massives de la part des Turcs et des Mongols. Or, si ceux-ci furent assez rapidement «digérés» par les Chinois, ils apportèrent avec eux leurs propres connaissances, qui furent mêlées à celles des Chinois. C’est ainsi que le calendrier solaire chinois devint calendrier lunaire, puis luni-solaire, par un mélange analogue à celui des races. Les empiriques recueillirent de la même façon certaines disciplines médicales turco-mongoles, et c’est ainsi qu’apparurent la chirurgie, l’obstétrique, l’art dentaire, disciplines ignorées des traditionnels, mais dont les empiriques firent grand cas. On dit que ce fut Bian Jue qui pratiqua le premier, au IIIe siècle avant J.-C., des laparotomies, thoracotomies et greffes d’organes, sous anesthésie générale au chanvre indien. En fait, il n’a pratiqué que quelques trépanations, ce qui n’a rien de spécifiquement chinois.

Les empiriques, soupçonnant le côté rituel de l’acte médical traditionnel, empruntèrent à leurs envahisseurs certaines pratiques magiques, qu’ils mirent à leur mode. Il s’agit là d’actes qui n’ont plus rien à voir avec la tradition chinoise, ni même avec les méthodes des empiriques stricts.

La période «scientifique»

C’est avec la pénétration de l’influence occidentale en Chine que commence la période scientifique.

En Occident, et principalement en France, des théories sur l’acupuncture furent émises dès le XIXe siècle, mais, fondées sur des traductions incertaines de textes empiriques élémentaires, elles ne sont guère à retenir. En Chine, il en est de même, bien que le matériel de textes soit plus complet, mais ce ne sont toujours que des textes empiriques.

Les théories modernes sur l’acupuncture se rattachent toutes à la réflexothérapie par effet électrique: le qi est assimilé à un potentiel électrique qui se mesure, qui a ses conducteurs à basse résistance (les alignements chinois ont en effet cette caractéristique) et ses points de concentration, les points d’acupuncture, où la résistance est encore plus faible. Mais, si ces faits correspondent à la réalité, leur interprétation reste fondée sur une hypothèse selon laquelle les manifestations électriques enregistrées seraient proportionnelles aux variations du qi . Or, cela ne peut pas être vérifié, car le qi , selon la tradition, échappe au domaine de la quantité et de la mesure. Par ailleurs, aucune recherche n’a été entreprise sur les données traditionnelles jugées désuètes.

Il en est de même pour la pharmacopée, qui est expérimentée sur l’animal, en laboratoire. La vérification des données empiriques peut alors être facilement mise en œuvre mais, ici encore, on ne cherche pas à remonter aux données traditionnelles.

Les nouvelles théories sur l’acupuncture ont apporté certaines modifications de technique, du moins en Europe. C’est ainsi que deux courants se sont distingués, l’un se voulant conservateur, l’autre d’avant-garde.

Les conservateurs, croyant préserver le côté ésotérique de l’acupuncture, mais n’ayant jamais eu connaissance de l’aiguille traditionnelle, ont inventé, sur des données occultistes occidentales, de petites épingles d’or et d’argent (yang et yin , soleil et lune, appel et renvoi, etc.) qu’ils placent sur les points d’acupuncture choisis dans les quelques formulaires empiriques dont ils disposent.

Les avant-gardistes, eux, ont radicalement abandonné l’idée de piquer un point et, forts de leur théorie électrique, appliquent sur les points d’acupuncture des courants variés – galvanique, faradique, décharges de condensateurs, etc. Certains, voulant aller plus loin encore, appliquent sur les points d’autres agents physiques, des fréquences sonores par exemple. Mais ce n’est plus là le domaine de la médecine chinoise proprement dite.

Quant aux Chinois, leur médecine actuelle est bicéphale: d’une part, les méthodes empiriques (faussement appelées traditionnelles), d’autre part, la médecine moderne occidentale, avec toutes ses spécialités. Le malade choisit librement la médecine qui lui convient, s’adressant à l’un ou l’autre praticien.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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